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Face au rebond de la masse monétaire en circulation, dans une économie structurellement faible et au rôle limité du secteur bancaire, des appels ont été lancés par des économistes en faveur d’un changement des billets de banque.
La masse des billets et monnaies en circulation a augmenté de 10%, atteignant 21,4 milliards de dinars à la date du 23 avril courant, contre 19,4 milliards de dinars, à la même date de l’année 2023, selon des données publiées par la BCT.
« C’est la solution la mieux appropriée, dans la situation actuelle en Tunisie, malgré l’opposition manifestée par les autorités monétaires et financières à son égard, sans se référer à des études scientifiques ou à des arguments objectifs qui déconseillent cette voie » déclare à l’Agence TAP, l’universitaire et économiste, Aram Belhadj.
Selon lui « le changement de billets de banque est une ancienne-récente proposition qui avait été adressée à un certain moment au gouverneur de la BCT par de nombreuses personnalités économiques du pays, mais qui avait été rejetée par l’institut d’émission ».
« Il s’agit de procéder à un changement de billets de banque dans une approche globale de réforme monétaire et fiscale, dont le changement de billets n’est qu’un axe parmi d’autres. En Tunisie, nous sommes à peine 12 millions d’habitants. L’impression de nouveaux billets est donc techniquement très possible, à travers un appel d’offre qui doit être effectué sans publicité à large échelle, pour préserver l’effet surprise de cette opération dont l’objectif est de contourner la liquidité qui circule en dehors du circuit organisé ».
« D’aucuns peuvent dire que dès que l’opération va être annoncée, les grands contrebandiers vont investir leurs liquidités dans des biens immobiliers, fonciers ou autres, minimisant, ainsi, l’impact d’une telle mesure, ce qui n’est pas évident, vu l’interdiction légale des transactions cash au-delà d’un certain montant et le temps nécessaire pour trouver de tels refuges » pense-t-il.
« Pour éviter de tels comportements, cette opération doit se faire très rapidement dans le cadre d’une réforme monétaire et fiscale. Elle doit être bien préparée techniquement et logistiquement et imposer aux acteurs de l’informel un passage obligatoire par le circuit bancaire et partant, une régularisation de leur situation financière envers l’Etat ».
L’expert en économie, Moez Hadidane a affirmé que l’évolution de l’économie s’accompagne forcément par une augmentation des billets et monnaie en circulation : « pour les pays en développement, le cash en circulation représentent près de 30% du PIB ».
Il a précisé, au micro d’Expresso, que le PIB de la Tunisie est passé de 140 milliards de dinars en 2022 à 160 milliards de dinars, affirmant qu’il est « normal que la Banque Centrale de Tunisie injecte, légalement, du cash dans le marché ».
« Le problème est que les billets et monnaie en circulation ont évolué à un rythme plus accéléré que celui de l’économie », a-t-il ajouté.
Pour Mahmoud Sami Nabi, Professeur des Universités, « le problème concerne plutôt, les canaux empruntés par les activités informelles, qui leur permettent de se développer et de créer une économie parallèle dotée de ses propres structures et règles informelles, avec tous les impacts négatifs sur l’économie formelle, l’autorité de l’Etat, l’efficacité de la conduite des politiques économiques et la société en général. Cette situation favorise beaucoup de dualités et de situations de rentes à multiples niveaux ».
« Un changement des billets de banque ne pourra être efficace que si sa réalisation ne laisse pas aux acteurs pénalisés, le temps de se réfugier dans des canaux informels transitoires, avant de basculer de nouveau vers la nouvelle monnaie. Or, cela semble utopique, car les signaux de changement de la monnaie vont accélérer les comportements de « refuge », ce qui nécessite donc de pouvoir limiter leurs étendues ».
« C’est dans ce cadre que la digitalisation pourrait être intéressante, en réduisant la circulation du cash et accroissant la traçabilité de la circulation de la masse monétaire, via les canaux digitaux. Cela passe notamment, par une inclusion financière digitale de la population non desservie par les établissements bancaires » a-t-il conclu.
De son côté, Moktar Lamari, professeur à l’Université du Québec au Canada, déconseille de « changer les billets de banque pour canaliser la masse monétaire du secteur informel vers les circuits officiels, car la fuite des liquidités vers le secteur informel s’explique par le souci d’éviter les tracasseries bureaucratiques, les instabilités fiscales et les pratiques des banques qui appliquent des frais exorbitants sur les transactions et les dépôts ».
« Changer les billets de banque est une opération périlleuse, en raison de son coût effectif et de son impact sur la confiance que peut avoir un citoyen envers le dinar ». « Un changement de la monnaie peut altérer durablement ses 3 principales fonctions : moyen d’échange, unité de compte et réserve de valeur ».
Pour Lamari, «la masse monétaire en circulation avoisine officiellement les 21,5 milliards de dinars mais les vrais chiffres sont inconnus. Une bonne partie de cette liquidité est dans les coffres d’un secteur informel qui produit 45% des richesses du pays ». Il s’agit « d’une hypertrophie monétaire directement associée à une politique monétaire qui monétise désormais la dette, en épongeant une partie du déficit budgétaire et en injectant toujours plus de cash dans le marché. Cette hypertrophie est en passe de noyer les moteurs de la croissance, menaçant au passage la valeur du dinar ».
L’universitaire estime que la monétisation de la dette tunisienne par la BCT, finance le budget de l’État, mais introduit des inégalités dans la répartition de la richesse, dont une partie est orientée « vers les salaires des fonctionnaires improductifs et les transferts à des sociétés publiques peu efficaces ».
« Le volume de monnaie créé artificiellement par la BCT, entraîne de l’inflation et dilue l’économie dans une marée de billets dont le pouvoir d’achat ne fait que péricliter. Il altère les prix des biens et services produits, faisant fi des rapports de concurrence spécifiques entre secteurs économiques et entre producteurs et crée aussi, que des rapports de force entre salariés et entreprises ».
« A cause des hausses de prix, certains agents économiques qui lancent une activité à partir de zéro, peuvent être impactés de plein fouet, alors que les détenteurs de stocks d’actifs et d’un patrimoine restent avantagés. Les retraités à rente quasi-fixe sont pénalisés. La classe moyenne et les franges défavorisées s’appauvrissent davantage. Le dinar est de plus en plus fragilisé, dévalorisé par ces errements des politiques monétaires et fiscales ».
« Investir pour créer de la richesse, digitaliser pour garantir plus de transparence et plus d’équité dans la distribution de la richesse créée et contourner l’informel », seraient les solutions les plus adéquates, d’après l’universitaire.
TAP
Written by: Meher Kacem